"J'ai lu, j'ai vu".
Zygmunt Bauman :
La vie liquide, Paris, Pluriel, 2013,
254 p.
Dans son ouvrage publié en anglais il
y a dix ans, le sociologue Zygmunt Bauman propose de prolonger son analyse de
la modernité contemporaine, une « modernité liquide ». « Une société
“ moderne liquide ” est celle où les conditions dans lesquelles ses
membres agissent changent en moins de temps qu’il n’en faut aux modes d’action
pour se figer en habitudes et en routines. » (p. 7) Cette société se
caractérise par la précarité étendue à toutes les réalités, par la mobilité et
la vitesse. « La vie liquide est une vie de consommation »
(p. 19) avec son corollaire, le déchet. En sept chapitres, l’auteur
décline différentes conséquences de la modernité contemporaine occidentale sur
la vie du sujet.
La société liquide engendre le sujet comme individu, c’est
même un mot d’ordre. L’individualité qui se manifeste dans la différence
devient alors une astreinte. « [Elle]
est une tâche confiée à ses membres par la société des individus […] [tâche contradictoire
qui va] à l’encontre du but recherché : de fait, il est impossible de
l’accomplir » (p. 34) puisqu’elle nie le sujet libre. Cette société
des individus est une contradiction en soi qui, dès lors, engendre malaise et
mécontentement. La crise d’identité du sujet s’enracine dans cette aporie. Et
la quête de sécurité pour vivre dans cette apparente liberté va croissant.
L’écart hiérarchique entre ceux qui peuvent jouer de cette situation et ceux
qui la subissent en est augmenté.
L’avènement de la modernité avec l’état-nation avait
transformé le martyr chrétien en héros, l’inutile en utile. Mais « alors
que la société moderne liquide avance, avec son consumérisme endémique, martyrs
et héros battent en retraite. » (p. 77) Aujourd’hui, « personne
n’est censé souffrir » (p. 79) sauf s’il est légitimement châtié.
Martyre comme héroïsme sont irrationnels. La société des individus ne valorise
plus que les célébrités. Les effets sur la culture sont également importants.
Cette dernière ne peut qu’être soumise aux gestionnaires et « aux critères
du marché de la consommation » (p. 96).
« Le “ progrès ”, autrefois manifestation la
plus extrême de l’optimisme radical […] représente aujourd’hui la menace d’un
changement incessant et inévitable qui [annonce] la crise et la pression
continuelles […]. » (p. 109) Au lieu d’évoluer vers un sympathique
village global, cette situation suscite un besoin de sécurité. Les populations
sont en mouvement. Des villes s’érigent en communautés fermées pour s’en
protéger. Le sens de la ville est en pleine mutation.
L’auteur ne ménage pas cette société liquide reposant sur la
consommation. « [Le consumérisme est] une science économique de la
tromperie, de l’excès et du déchet ; […] [ceux-là formant] le seul régime
pouvant assurer sa survie à une société de consommateurs. » (p. 130)
Aucun objet rendu consommable n’échappe à la logique consumériste. Le marché
est omniprésent. L’une de ses incidences est d’enrôler le corps. « [Le
bien-être du corps du consommateur] constitue l’objectif premier de toute
activité de vie […]. » (p. 145) Nous assistons à une incurvation du
sens du désir. Les « corps » qui sont hors norme se trouvent alors
exclus du groupe, le a-normal doit être dissout. L’enfance est la victime
collatérale de cette conception. D’avenir de la nation, les enfants sont
devenus des êtres intégrés au système, des consommateurs en modèle réduit.
Dans un environnement devenu instable, l’éducation devient
un processus continu destiné à adapter l’individu aux changements successifs.
Elle entre en interaction avec le marché. Se faisant l’écho d’Arendt et
d’Adorno, l’auteur termine par une réflexion sur les « sombres
temps » qui sont les nôtres. La visée d’émancipation humaine de la
modernité a laissé place à la juxtaposition d’expériences individuelles. Pour
ne pas verser dans le nihilisme et pour lutter contre la paupérisation du grand
nombre à l’échelle planétaire, l’auteur en appelle à « la renégociation et
[à] la réforme du réseau d’interdépendances et d’interactions globales »
(p. 241).
Penseur majeur de la “ postmodernité ”, Zygmunt
Bauman décrit avec pertinence une société liquide. Il pose un diagnostic lucide
sur l’état du monde en refusant d’être le chantre de cette mondialisation. Son
constat que la globalisation heureuse ne concerne qu’une minorité le conduit à
refuser cet état des choses en restant arrimé à la rationalité issue des
Lumières.
Un livre pour « penser dans de sombres temps »
(p. 204) sans baisser les bras.
Bernard Michollet, 17 novembre 2015.
Et tu n'es pas revenu
Marceline Loridan Ivens
C’est un livre témoignage écrit avec un fil d’Ariane
de vie dans l’enfer nazi des camps d’extermination. C’est une mémoire de la
plus sombre histoire humaine du XXème siècle, «innommable» écrit Jean-Bertrand
PONTALIS (« Un jour, un crime »
Livre Poche). Destinataires de la lettre de son père qu’elle nous réécrit à
travers son vécu dans son livre : écoutons et méditons le message qu’elle
nous adresse. A 15 ans, Marceline LORIDAN est prise dans une rafle avec son
père. La réalité quotidienne des camps est décrite avec intelligence et sans
recourir au pathos. De Drancy au camp d’Auschwitz-Birkenau, puis à son retour après la libération, elle
témoigne que les rarissimes Juifs rescapés des camps d’extermination ne s’en
remmetent guère de cet enfer mais aussi que la vie coule au-delà des ressorts
brisés. Reliant sa mémoire au présent la montée de l’antisémistisme l’inquiéte
avec ses retours obscurantistes et sombres du XXème.
C’est un livre bouleversant,
intelligent, réaliste et plein de vie. A Drancy, son père lui dit « toi tu reviendras peut-être parce que
tu es jeune, moi je ne reviendrai pas». Au camp d’Auschwitz-Birkenau elle le
perd à cause de la séparation. Puis ils se rencontrent au hasard de travaux
forcés absurdes en dehors du camp d’extermination. Ils s’embrassent, « nous retrouvions nos sens, le toucher, le
corps aimé, mais il interrompait pour quelques précieuses secondes le scénario
implacable écrit pour nous tous (...). Un SS m’a frappée, traitée de putain
(...). « C’est ma fille» tu criais (...) Ton raisonnement ne tenait plus
(...) seul comptait leur obsession du nombre, on mourrait tout de suite ou un
peu plus tard, on n’en sortirait
pas ». Son père ne reviendra pas. Appartenant aux rares rescapés, pour
elle c’est le retour au monde des vivants en France avec toutes les
incompréhensions, voire les dénis de l’impensable-innommable organisation
(scientifique) nazie à banaliser le mal, à broyer l’humain. Une autre épreuve
elle aussi décrite sans pathos.
Laissons à l’auteur dans ce
résumé, irremplaçable à la lecture, les lignes de la fin de l’ouvrage :
«Je suis l’une des 160 qui vivent encore sur les
2 500 qui sont revenus. Nous étions 76 500 juifs de France partis
pour Auschwitz-Birkenau. Six millions et demi sont morts dans les camps (...).
S’ils savaient tous autant qu’ils sont, la permanence du camp en nous (...).
Aujourd’hui, j’ai la gorge serrée. Je ne sais plus me détacher du monde
extérieur, il m’a enlevé lorsque j’avais 15 ans. C’est une mosaïque hideuse de
communautés et de religions poussées à l’extrême. Et plus il s’échauffe, plus
l’obscurantisme avance, plus il est question de nous les juifs. Je sais
maintenant que l’antisémitisme est une donnée fixe qui vient par vagues avec
les tempêtes du monde, les mots, les monstres et les moyens de chaque époque.
Les sionistes dont tu étais l’avaient prédit, il ne disparaîtra jamais, il est
trop profondément ancré dans les sociétés » (...). Tu rêvais d’Israël, il
est là, je m’y sens bien chaque fois que j’y vais, mais ce n’est pas le pays de
paix auquel nous aspirions. Israël est en guerre depuis sa création. D’ordinaire
les guerres se terminent, pas celle-là, car l’Etat juif n’a jamais été accepté
par les pays arabes tout autour de lui (...). Et plus çà dure, plus Israël devient
suspect, y compris dans les opinions publiques européennes. J’entends raisonner
dans ma tête la réplique d’un film «Ils ne nous pardonnerons jamais le mal
qu’ils nous ont fait». (...) Tu avais choisi la France, elle n’est pas le
creuset que tu espérais. Tout se tend
encore une fois, on nous appelle les juifs de France, il y a aussi les
musulmans de France, nous voilà mis face à face moi qui m’étais voulue de tous
bords, en tout cas du côté de la liberté. J’ai entendu des menaces (...) qu’on
criait «mort aux juifs» et aussi «juif
fous le camp, la France n’est pas à toi» (...).»
(...) Il y a deux ans, j’ai demandé à Marie, la femme
d’Henri «maintenant que la vie se termine, tu penses qu’on a bien fait de
revenir des camps ?». Elle m’a répondu : «Je crois que non, on n’aurait
pas dû revenir. Et toi, qu’est-ce que tu en penses ?» Je n’ai pas pu lui
donner tort ou raison, j’ai juste dit : «Je ne suis pas loin de penser
comme toi». Mais j’espère que si la question m’est posée à mon tour juste avant
que je m’en aille, je saurai dire oui, çà valait le coup»
Daniel Gautheret
Le
problème Spinoza (Irvin Yalom)
Philippe
ABEL
J'ai été
captivé par le roman d'Irvin YALOM intitulé le problème Spinoza. J'ai été amené
à la lecture de ce roman suite à une remarque faite par notre ami Bernard
MICHOLLET. Selon Bernard, Spinoza figurait, avec Socrate, Bouddha et Jésus,
parmi les plus grands hommes qu'ait jamais portés l'Humanité.
J'avais des
souvenirs élogieux mais vagues de Spinoza remontant pour l'essentiel à mes
années de philo en terminale ( c'est dire si de l'eau a coulé sous les ponts
depuis !), avec des allusions glanées ici et là dans mes différentes lectures.
J'ai donc voulu
en savoir plus sur l'homme Spinoza et sa pensée. De ce point de vue, le roman
d'Irvin YALOM a comblé mes espérances.
L'auteur:
M Irvin YALOM
M Irvin YALOM
est professeur émérite de psychiatrie à l'Université de Stanford. Il écrit des
essais et romans se situant entre la philosophie, la psychologie et la fiction.
Entre autres romans à son actif, Nietsche a pleuré ( que j'ai également lu et
qui m'a lui aussi passionné), La méthode Schopenhauer, le jardin d'Epicure...
Le problème
Spinoza a obtenu le prix des lecteurs du livre de poche.
La trame
du roman
La trame du
roman est géniale. Elle est construite sur l'histoire parallèle des vies
intimes en lien avec la Pensée, d'une part de Baruch Spinoza, le grand
philosophe, d'autre part d'Alfred Rosenberg, l'idéologue du
national-socialisme.
Baruch Spinoza
est un philosophe hollandais d'origine juive né à Amsterdam en 1632 et mort à
La Haye en 1677. C'est
un érudit qui maîtrisait à la fois le Latin, le Grec, et l'Hébreu. Cela lui donnait accès à l'ensemble des
connaissances de l'Humanité de l'époque. Il est l'auteur de grandes oeuvres
philosophiques et spirituelles comme le tractatus theologico- philosophicus,
Ethique, Traité de la réforme de l'entendement, Traité Politique.
Baruch Spinoza
était juif et promis à un grand avenir au sein de la communauté juive
d'Amsterdam. Le grand Rabbin avait repéré l'intelligence exceptionnelle de
Spinoza dès l'enfance, et l'avait pressenti comme son successeur. Au lieu de
cela, en raison même de la rigueur de sa pensée, Spinoza fut persécuté par
l'autorité rabbinique. Refusant de céder aux incohérences de la vision
théologique de Rabbins instrumentalisant la religion pour mieux asseoir leur
propre pouvoir, il fut condamné à la pire des sanctions chez les juifs: le
herem (l'excommunication). Le herem excluait Spinoza de sa communauté, interdisait à tout juif de lui
adresser la parole, et le forçait à rompre avec sa propre famille. Le herem
constituait une peine de mort civique pour celui qui déviait du dogme, incitant à l'assassinat pur et simple, ce qui
faillit se produire lorsque Spinoza reçut plusieurs coups de couteau d'un
fanatique juif. Le herem condamna donc Spinoza à une vie de philosophe errant,
voué à la solitude de sa propre recherche philosophique, éloigné du quartier
juif et obligé de polir des verres de lunette pour survivre. Il fut
heureusement soutenu jusqu'à la fin de sa vie par la fraternité d'un cercle de
philosophes éclairés, adeptes de la Tolérance, et admiratifs de sa puissance
intellectuelle.
Il faut la
sagacité d'un psychiatre comme Irvin Yalom pour comprendre le cheminement
mental tortueux d'Alfred ROSENBERG. Alfred ROSENBERG est né en 1893 et finit
pendu de manière infamante en 1946 comme criminel nazi, suite au procès de
Nuremberg. Il se « distingua » comme principal théoricien et
propagandiste de l'idéologie national-socialiste. A ce titre, il fut l'auteur
d'un manuel abscons (aux dires mêmes d'Hitler) qui lui valut le 1er prix
littéraire sous le 3ème Reich « Le Mythe du 20 ème siècle », et le
rédacteur en chef du journal ( ou devrais-je plutôt dire du torchon) nazi: le
Volkischer Beobachter. Alfred ROSENBERG
faisait figure de « pseudo-intellectuel » au milieu de ces brutes
épaisses situées dans l'entourage d'Hitler (Goebbels, Goering...) qu'il
méprisait, et qui le lui rendaient bien. Il alternait les périodes d'euphorie
et de dépression profonde ( il fut plusieurs fois longuement hospitalisé en
raison de cette maladie), essentiellement en fonction des signes de
reconnaissance ou de désaveu manifestés par son gourou: Adolf HITLER. Contrairement à la plupart des
dignitaires nazis, qui se défaussèrent avec bassesse lors du procès de
Nuremberg, il resta le « chien fidèle » d'Hitler du début à la fin,
depuis la création du parti national -socialiste des travailleurs allemands, en
1922, jusqu'à sa montée sur l'échafaud, après le suicide d'Hitler, en 1946.
Comme son
mentor, Alfred ROSENBERG était animé d'un anti-sémitisme pathologique et
obsessionnel, au point de réduire l'histoire à une « lutte des races juive
et aryenne ». Une psychothérapie engagée avec un psychiatre et ami de la
famille ne permit pas de le guérir de sa démence. Rosenberg rompit avec fracas
avec celui-ci, lorsque le praticien chercha à lui faire toucher du doigt
l'inconscient de son antisémitisme, et son ascendance juive par une de ses
grands-mères. Or un point, essentiel
pour lui, déstabilisait la logique pervertie de Rosenberg: comment le plus grand
écrivain allemand, celui qu'il vénérait plus que tout, Goethe, avait-il pu
affirmer que Spinoza, un juif (certes excommunié, mais un juif quand même, car
le mauvais sang ne ment pas !) était un des plus grands hommes que l'Humanité
n'ait jamais porté? D'où le titre du roman: le problème Spinoza.
Les
réflexions philosophiques
Pour terminer,
quelques pistes de réflexion philosophiques que j'ai retirées de ce roman:
En ce qui
concerne Spinoza, l'envie de me plonger dans la profondeur de la Pensée de cet
illustre philosophe. Spinoza nous enseigne que la croyance religieuse est
sujette aux pathologies les plus graves si elle n'est pas tempérée par la
Raison et l'intuition rationnelle. Je tiens le même raisonnement pour les
idéologies. Il démontre l'absurdité qui consiste, de la part des manipulateurs
de la religion, à rabaisser Dieu à des sentiments humains, avec un pouvoir de
punir ou de récompenser. Spinoza incarne, comme d'autres grands hommes et
grandes femmes avant et après lui ( dont notre « vénérable maître »
Condorcet ), la force inébranlable de la liberté de conscience, face au
dogmatisme instrumentalisé par des potentats pour mieux soumettre le peuple.
En ce qui
concerne Rosenberg, la preuve que l'antisémitisme, comme le racisme,
constituent une maladie fatale pour un individu. Par effet de contagion, elle
est susceptible, sous l'influence de certains facteurs économiques et sociaux,
de se transformer en épidémie mortifère pour une société C'est comme tel que ce fléau doit être
traité. Il constitue le révélateur de la part d'ombre que nous portons en nous
et rejetons sur la figure fantasmée du bouc émissaire incarné par l'autre: le
juif, l'arabe, l'étranger... Le racisme et l'antisémitisme ne sont jamais que
la manifestation de la haine de l'autre, et, à travers l'autre, de la haine de
soi.
Le problème
Spinoza: un grand roman, qui ne vous laissera pas indifférents, et que je ne
saurai trop vous conseiller.
Ils sont fous
ces bretons !!
« Ils
sont fous ces bretons !! » sous titré « Trousse de survie pour
découvreurs des Armoriques.» Un livre de Erwan VALLERIE, magnifiquement
illustré par NONO. Paru en 2003 réédité en 2009. On me l'a offert pendant mes
vacances en Bretagne cet été. Ma femme étant bretonne, nous y retournons tous
les étés depuis 42 ans.
Avec
un tel titre et ses dessins humoristiques, j'ai d'abord cru à un canular. Mais
bien vite j'ai compris le sérieux de l'entreprise. Ce livre s'adresse à tous
ceux qui sont mutés en Bretagne pour
raison professionnelle et qui désirent s'y intégrer. Il s'adresse bien sûr
aussi aux bretons. C'est un plaidoyer pour la défense de la Bretagne ?
Bref j'ai été enchanté par ce livre très documenté, plein d'humour mais
finalement très sérieux. Je ne peux résumer 300 pages. Je n'évoquerai que
quelques aspects.
1°)
Un breton peut en cacher un autre.
Il
faut abandonner toute idée sur ce qu'est un vrai breton : le propre d'un
breton c'est d'être différent de de son voisin ! Souvent on vous
dira : « Ici, ou là bas, ce n'est pas la vraie Bretagne ! Le
breton est un mélange de tradition et de modernité, d'identité forte et de
cosmopolitanisme : il peut aimer le biniou et le jazz ,
lire Ouest-France et le Télégramme, râler parce qu'il pleut et
râler parce qu'il ne pleut pas.
Il
y a deux opinions qu'il ne faut pas exprimer pour ne pas se mettre tout le
monde à dos : prétendre que Nantes n'est pas en Bretagne et affirmer que
la langue bretonne est un patois qu'il faut éradiquer.
A
la question : « Comment dit-on bonjour en breton ? », en
1960 on répondait : « Je vais demander à ma
grand-mère » ; en 2003 on répond : « Je vais demander
à mon fils ». 70% à 80% des personnes affirment leur attachement à la
langue bretonne que la plupart ne connaissent pas .
L'auteur
propose un test pour déterminer à quel type de breton on a à faire selon sa
coiffure, ses vêtements, ses enfants, son chien, sa voiture, sa maison, son
jardin, au bistrot, en vacances, sa conversation, pour savoir si l'on à faire à
un breton virulent, un breton chronique, un breton latent, un breton honteux ou
un complet oueston.
2°)
L'auteur répond aux vieux poncifs sur le temps, la mer, les chemins
creux, le folklore, les lits clos, les légendes …
-
Sur le temps : le breton n'aime ni le soleil, ni la pluie ; mais il
aime que le temps change. Une journée de
soleil est ratée s'il n'y a pas une petite ondée ; une après midi
pluvieuse laissera un excellent souvenir
quand vers cinq heures un petit coin de ciel bleu laisse présager un beau
coucher de soleil.
-
Sur les saisons : les celtes ne connaissaient que deux saisons, l'été et
l'hiver. Le printemps commence à la chandeleur (début février), au 1er mai
c'est le nouvel été, en juin le milieu de l'été qui s'achève au 31 juillet. Les
aoûtiens arrivent au premiers jours de l'automne et n'ont donc pas à se
plaindre de la pluie.
-
Sur la mer : ce n'est pas un terrain de jeux ; c'est un domaine
sacré. Les marées noires ont été vécues comme un péché irrémissible.
-
Sur les paysans : le bocage breton a disparu avec le remembrement des
années 60 ; l'agriculture s'est industrialisée, la pie-noire bretonne de
petite taille a été remplacée par la pie-noire hollandaise.
Voir
l'excellent dessin page 93 : Q :« C'est bien ici la fameuse
montagne ? » R :« C'est ton tire-fesses qui te fais dire
cela ? »
Une
observation pertinente sur l'enseignement de la géographie : « C'est
dans les manuels scolaires que les petits français se forgent des autres
peuples, proches ou lointains, une image qu'ils gardent toute leur vie. Comme
ces manuels ont été rédigés 20 ans plus tôt par des vieux messieurs qui
s'économisent en copiant-collant ce qu'ils ont écrit dans leur thèse aux beaux
jours de leur fringante jeunesse, le décalage entre le manuel et la réalité
peut atteindre 70 ans. Si bien que les
français adultes trimballent une vision du monde qui date d'un bon
siècle. »
-
Sur le folklore : L'auteur tient à faire la distinction entre le folklore
qui est la représentation lucrative des traits distinctifs tombés en désuétude
et coupés de toute réalité vivante, et les spécificités bretonnes bien
vivantes : la langue, la musique, la danse en pleine évolution qui
traduisent un vécu authentique.
-
Sur les légendes et les mythes essentiels : Il ne faut
pas plaisanter avec eux. Ils ne sont pas à interpréter rationnellement, mais
ils disent quelque-chose des rapports des bretons avec leur terre, avec leur
passé et leur destin. Sur les menhirs, si vous ne les trouvez pas , on vous
dira : « Ils sont allés boire ! » Sur la ville d'Ys, on
vous répondra : « Quand Ys sortira des flots, Paris sera
engloutie.» Le Roi Arthur était un breton, pas un anglais ! Dans le Graal,
l'essentiel est la quête. Importance de l'Ankou, le dieu de la Mort : les
bretons sont très familiers avec la mort.
3°)
S'y retrouver dans les découpages administratifs, les noms de lieux, de
famille, les prénoms
-
La Révolution et ses cinq départements bretons n'a pas fait disparaître les
anciennes appellations. La Basse-Bretagne, pays bretonnant à l'ouest et la
Haute-Bretagne pays gallo à l'est, séparés par un ligne de Paimpol à Vannes. Il
n'existe pas de Bretagne profonde. Et restent bien vivants les 9 évêchés de
l'Ancien régime : Cornouaille, Léon, Trégor, Vannes, St Brieuc, Nantes, St
Malo et Dol. Le découpage des anciens pays est encore vivace avec le pays
bigouden, le Porzay, la Cornouaille, le pays de Fouesnant, le pays pagan, le
Goëlo, le Penthièvre, le Porhoët, le Poher, le Méné, la Grande Brière et le
pays de Retz.
-
Le découpage entre bourg, villages et villes : les villes sont uniquement
urbaine (agglomération constituée autour des anciens châteaux ou anciennes
cités romaines). Le chef-lieu de la commune actuelle c'est le bourg. Les
autres hameaux sont des villages. Habiter à Ruffiac c'est habiter
au bourg lui-même, habiter en Ruffiac c'est c'est habiter dans un autre
village de la commune de Ruffiac.
-
La prononciation des noms propres est un véritable sport en Bretagne. Ne pas
escamoter les t, les r, les s en fin de mot (Langonet,
Plougras, Ploumoguer), sauf exceptions. Le en se pronnonce
enne (Pont Aven), mais parfois in (Pencran, Henvic). Le c'h se
pronoce k ou rh (Aber Wrac'h, Penmarc'h). Le tz de l'île
de Batz se prononce Ba.
-
Les prénoms bretons ont été interdits jusqu'à la fin des années 60. Maintenant
ils sont largement utilisés, mais attention à ne pas donner un prénom breton à
son chien !
4°)
Le sacré : De la religion partout, mais une Eglise en retrait, de
moins en moins bretonnante, ce qui ne veut pas dire dépourvue d'influence.
-
Se rappeler que c'est l'Eglise qui au XXème siècle a animé l'effort de la
Bretagne pour sortir de la misère. (La JAC et la révolution agricole, le
mouvement coopératif, l'enseignement agricole). L'investissement des chrétiens
dans les syndicats et partis (CFDT, PSU, PS) ont arraché la Bretagne à ses
nostalgies légitimistes. Attention à ne pas se laisser aller à un
anti-calotisme primaire !
-
Il y a persistance d'une religiosité diffuse, informelle, qui s'obstine à vivre
en dehors des institutions, avec un regain d'intérêt pour les saints, les
chapelles, les pèlerinages, les pardons. Plus que de religion, c'est de
sacralité qu'il faut parler : le lien des bretons avec leur terre est très
fort ; c'est une terre sacrée. Ainsi contre le projet de centrale nucléaire
à Plogoff, vécu comme une véritable profanation, de la pointe du Raz et de la
baie des Trépassés, seule la musique sacrée convenait : ainsi chrétiens,
païens, druides, francs-maçons, naturistes, linguistes, randonneurs et rats de
bibliothèque allaient manifester en chantant des cantiques bretons.
-
On compte plus de 600 saints bretons, dont la plupart n'ont jamais été
canonisés. Voir le projet actuel en cours de réalisation d'une Vallée des
Saints sur la montagne de Karnoët.
5°)
La vie quotidienne
Je
passe sur la maison bretonne actuelle (toutes pareilles), les cousins à la mode
de Bretagne (ça existe toujours), le beurre salé, le kouign-amann (cuit dans un
four de boulanger) à manger en petits carrés, les commerçants (qui n'aiment pas
vendre : vous ne trouverez pas çà ici!)
6°)
Une mentalité particulière : la vraie tête de breton
Le
breton est têtu (c'est une question d'honneur, surtout dans l'adversité).
Le
breton est un travailleur borné, mais
fidèle (à ses convictions).
Le
breton est honnête, jusqu'à la niaiserie et franc jusqu'à la brutalité (le
double langage n'est pas apprécié).
Le
breton est docile mais susceptible.
Le
breton est taciturne et puritain.
Comme
l'artichaut : hérissé et coriace à l'extérieur, tendre et savoureux à
l'intérieur.
Un
dicton gallo : grand disou, petit faisou.
7°)
La culture bretonne aujourd'hui
Il
y a de tout : du talent et de l'insignifiance, de l'authentique et du
faux-semblant, de l'imagination et du suivisme, de l'originalité et du
pastiche.
-
La musique : elle a failli disparaître entre les deux guerres avec les
derniers sonneurs. Sauvée par une entreprise volontariste de jeunes gens qui
ont su associer le biniou traditionnel (à un bourdon) à la bombarde et à la
cornemuse écossaise à 3 bourdons), et une batterie pour former les premiers
bagadou, qui se développèrent après la Libération. Les bretons se sont tout de
suite reconnus dans cette expression artistique. Puis furent rajoutés la harpe
celtique avec Glenmor et Alan Stivel puis Gilles Servat; et la collecte des
chants populaires, des contes, des mélodies de la tradition orale. Aussi le kan
ha diskan (chant et contre-chant) révélés par les sœurs Goadec octogénaires à
Bobino.
-
La danse: sujet de discorde au long des siècles entre le clergé et ses
ouailles. Avec mai 1968 et les occupations d'usine naissent les fest noz de
soutien pendant les grèves, puis pour défendre d'autres causes (comme les
écoles diwan). On assiste à un formidable développement de cette danse moderne
qui regroupe tout le monde : blancs, blacks, beurs, autochtones et
touristes, jeunes et vieux dans un brassage de générations. Mais dans ce mode
d'expression reste toujours une note contestataire et revendicative.
-
Les sports : la petite reine (Jean Robic, Louison Bobet, Bernard Hinault)
et le ballon rond ( Nantes, Rennes et Guigamp).
-
La langue bretonne n'est pas morte. L'auteur dresse un plaidoyer pour le
bilinguisme : pour ne pas se condamner à ne pas voir les reliefs, à
prendre les mots pour les choses, à s'abonner aux idées reçues, aux mirages des
formules creuses, aux schémas préétablis et ne pas être dupes des lieux
communs.
-
Le breton n'est pas un patois, ni une poussière de dialectes ; il se parle
toujours ; il a une grammaire ; le premier dictionnaire imprimé en
1499 était un dictionnaire universel (le catholicon) trilingue en breton,
français et latin ; le plus ancien texte connu écrit en breton vers 750
est un traité de médecine ; il est bien antérieur au premier texte connu écrit en français ( le
serment de Strasbourg en 843) ; il a toute sa place dans la République (
pour la petite histoire ; la licence de breton créée à Rennes en 1981 a été rattachée à l'UER
de langues et littérature étrangères!)
-
Conclusion : La Bretagne
n'est pas une région , c'est un pays.
Ce n'est pas grave de ne
pas être breton puisqu'on peut le devenir.
Pierre Dussauge le 12 novembre 2015