Une
spiritualité christique
Contribution à la quête de spiritualité de la société
De Bernard Michollet
En écho au texte de Philippe
Abel [1], véritable
manifeste pour une spiritualité contemporaine, je propose une réflexion sur la
spiritualité en résonance avec le vécu du Christ [2]. Cette approche
induirait sûrement des inflexions dans la définition du terme spiritualité. Et il s’ensuivrait alors
une définition de la « crise spirituelle de la société ». Pour
favoriser le dialogue, je laisse ouverte la définition — nul, d’ailleurs n’en
est dépositaire — et acquiesce à toutes les articulations possibles de la
spiritualité avec la religion, la philosophie et la société.
En tant que théologien, c’est à partir de la quête
philosophique que je souhaite réfléchir. Comme Philippe Abel qui « se
reconnaît davantage dans les liens entre spiritualité et philosophie »,
je pense que l’impasse sur la raison humaine ne permet pas de développer
sérieusement une spiritualité qui humanise. Pourtant, je ne me déroberai pas à
la question de son rapport avec la religion. Et parce que je pense que ce
n’est pas tant la religion qui nous intéresse et qui intéresse nos
contemporains, je proposerai d’articuler cette « spiritualité
rationnelle » avec la confiance mise dans Jésus de Nazareth, confessé
comme Christ — autrement appelée « foi chrétienne ». À ce point, ce
n’est pas tant la religion qui va poser question — car les écrits
néo-testamentaires en font un problème réglé —, mais plutôt le procès que saint
Paul fait à la sagesse des hommes (appuyée sur la raison) au nom de la sagesse
de Dieu (la croix de Christ Jésus) dont il est bien conscient qu’elle n’est que
« folie aux yeux des hommes ».
Voici comment je propose d’avancer sur ce chemin. D’abord la
mise en perspective d’une phénoménologie de la spiritualité — sans prétention —
nous permettra d’aborder la question de la “ spiritualité de Jésus de
Nazareth ”. Puis nous pourrons prendre en compte la notion de logos exploitée dans l’évangile de saint
Jean pour la mettre en résonance avec la raison humaine. Enfin, nous tenterons
de relever le défi de Paul : sagesse ou folie, que peuvent les
hommes ?
1. Une spiritualité rationnelle ?
Pour entrer dans notre recherche, interrogeons-nous sur la
notion que je délivre dans ce titre. En français, le terme esprit désigne à la fois la capacité de l’homme qui s’élève
au-dessus de lui-même selon une pensée, par une éthique ou dans un champs
relationnel (la société, l’humanité dans son ensemble, voire la nature ou une
forme de transcendance) ; et proprement la capacité intellective (la
raison, l’intelligence et la mémoire). Nous sommes essentiellement tributaires
de Descartes pour la fusion des deux significations. Pourtant il n’innovait pas
complètement, il s’inscrivait dans une longue tradition scolastique qui avait
placé la raison, la pensée ou l’intellect à la pointe de l’âme humaine pour
envisager la rencontre avec Dieu. La langue française n’offre pas l’aide du
latin avec son doublet spiritus / mens
ou de langues modernes telles que l’anglais avec spirit / mind [3].
Il faudrait ajouter à cette recherche linguistique les
nuances des termes hébreux (ruah / nephesh
/ machashabah) et grecs (pneuma / noûs).
Le terme de ruah, traduit massivement
par pneuma dans la Septante a pour signification espace,
vent, esprit (spécifiquement pour Dieu). Dans le monde grec, le pneuma qui désignait également le vent
s’est vu affublé de la signification de dynamisme vital (il est repris par les
Stoïciens pour désigner l’âme du monde). La parenté sémantique est nette. Par
contre, pour que le noûs —
philosophique — qui est aussi espace de liberté pour l’homme, soit rapproché du
pneuma — d’origine religieuse —, il
faudra des siècles, d’influence chrétienne entre autres [4].
Descartes symbolise bien — avec Spinoza selon une autre
modalité — un tournant. Il a fusionné l’âme de l’homme avec son esprit (raison,
pensée) pour la river à un corps mécanique [5]. En cela, il a
tourné le dos aux médiévaux qui reconnaissaient une âme — non rationnelle, et
donc inapte à se tourner vers Dieu — aux animaux. Ce détour nous permet de
débusquer l’une des raisons de l’usage synonymique de termes tels que :
esprit, raison, pensée, éthos. Le pneuma
qui est souffle pour la raison et pour la manière de vivre les investit
tellement qu’en français, il devient leur désignation. L’esprit est tout autant
une pensée — je devrais dire un penser, un acte — qu’une attitude. L’esprit est
l’homme en tant qu’il pense et en tant qu’il vit d’une certaine manière.
Ainsi la « spiritualité rationnelle » pourrait
être la quête rationnelle de valeurs altruistes enracinées dans une conception
de l’homme qui l’arrache à ses aliénations possibles. Elle se conjugue ou non
avec l’affirmation d’une transcendance absolue selon que l’on pense que
l’immanence est aliénante ou elle-même espace d’épanouissement de la liberté.
Elle est la plupart du temps un écho de l’affirmation de Blaise Pascal selon
laquelle « l’homme passe infiniment l’homme » soulignant combien celui-ci
reste un mystère pour lui-même [6].
Par petites touches, j’ai introduit — consciemment — des
expressions ou des termes tels que « spiritualité humanisante »,
« liberté », « choix ». Cela renvoie bien entendu à une conception
de l’homme qui mériterait d’être développée. Mais je l’indique pour bien
souligner qu’une spiritualité n’impose pas automatiquement un type de valeurs [7].
Traditionnellement, et cela dans toutes les civilisations, elle correspond à la
« quête de sagesse ». La philosophie rapportée à cette recherche fut
dominante jusqu’à l’époque moderne. Elle retrouve aujourd’hui ses lettres de
noblesse grâce à quelques penseurs [8].
S’il en est ainsi aujourd’hui, pouvons-nous aussi dégager
une spiritualité de Jésus de Nazareth ?
2. La spiritualité de Jésus de Nazareth
Il est rare d’aborder Jésus comme un homme en quête de
spiritualité. Pourtant la question trouve de la pertinence depuis quelques
décennies. En effet, les recherches sur Jésus, Juif du Ier siècle
immergé dans son milieu, sont nombreuses dans l’univers chrétien mais également
dans le monde juif contemporain. S’agissant de poser la question d’une
spiritualité de Jésus, il faut veiller à ne pas faire d’anachronisme. Notre
définition de la spiritualité peut entrer en résonance avec ce qui serait
l’équivalent pour Jésus. Or en cela, Jésus, homme de son temps, appartient à
une culture qui mêle étroitement des croyances, des pratiques et une réflexion.
Comme toutes les cultures prémodernes, la sienne ne distingue pas les domaines.
Les cultures de son environnement païen fonctionnaient de la même façon :
les croyances religieuses et les connaissances du monde faisaient un tout avec
sa structure hiérarchisée. Au sein de cette unité, les individus se frayaient
un chemin personnel qu’on pourrait qualifier de spirituel.
La question pendante est celle de savoir si l’univers
judaïque permettait des parcours individuels bien différents de ceux que
connaissaient les païens. Cela pourra peut-être apparaître avec la description
de la spiritualité de Jésus [9].
Envisager la spiritualité de Jésus, cela signifie supposé
connu son cadre culturel pour l’évaluer. La culture de Palestine du Ier
siècle est marquée par le judaïsme officiel (centré sur le Temple), le
développement de groupes religieux réformateurs (les Esséniens, les Pharisiens,
les Baptistes) marquant la tension spirituelle qui traverse le peuple. D’une
part, la Loi en ce qu’elle est d’appel à la vie mais aussi de contraintes est
en tension avec le prophétisme qui est une interpellation collective et individuelle.
Ainsi la sagesse qui s’est élaborée dans la tradition juive est une
accumulation de conseils éthiques comme dans d’autres cultures, mais est
traversée par un autre souffle : ces conseils découverts par la raison
sont portés à incandescence par le prophétisme. Ainsi, la référence à une
transcendance absolue conduit à l’émergence dans ce peuple des notions d’égale
dignité de ses membres et de responsabilité de chacun. Une certaine intériorité
émerge ainsi.
Jésus, héritier de ces traits culturels, les met en œuvre.
Il est manifestement un bon Juif religieux. Pourtant il apparaît comme un homme
qui se détache de son milieu. Quelques traits suffiront pour l’instant à nous
aider à le saisir. Manifestement il s’est comporté librement avec les
prescriptions légalistes de la religion [10]. Il les honorait
généralement, sauf si elles contrevenaient à ce qu’il jugeait supérieur :
le bien de l’homme. Il déplace la sacralité de la religion vers l’homme au nom
de la transcendance dont il se réclame. L’homme, image de Dieu, devient
central.
Jésus n’a fait acception d’aucune personne : les
membres du « Peuple de Dieu » comme les étrangers païens, les riches
comme les pauvres, les hommes comme les femmes, les « purs » comme
les pécheurs ont droit à ses égards. Les premiers n’ont rien de plus que les
seconds. Jésus transgresse les frontières politiques, sociales, sexistes,
religieuses. Ce faisant, il donne toute son expansion à la Loi de Moïse déjà
traversée du souffle des prophètes. Jésus transgressera même la frontière
entre la terre (des hommes) et le ciel (de Dieu) en affirmant qu’aucun lieu
n’est privilégié par Dieu pour l’adorer, mais que « c’est en esprit et en
vérité que les hommes adoreront le Père désormais » (Jn 4, 23). Lui-même se présentera comme transgressif en
témoignant d’un lien intime exceptionnel avec la transcendance et en en
revendiquant l’autorité (en pardonnant, en discutant ce que Dieu avait édicté à
travers Moïse, etc.). Il laisse entendre à ses auditeurs que le voir,
l’entendre, — le manger, — c’est avoir affaire à Dieu.
Ainsi, un souffle singulier passe dans la vie de Jésus. Il
est bien un homme pétri de sagesse, et en cela il n’est pas un farouche
révolutionnaire, tout en portant à un degré d’incandescence encore inégalé par
les prophètes les appels de la Loi. À ce titre-là, Jésus a bien une
spiritualité. La richesse de sa vie (d’ailleurs bien difficile à établir
précisément lorsqu’il s’agit de la vie historique parce qu’elle a été
recouverte par les relectures des disciples) est telle que les traits mis en
relief aux différentes époques de l’histoire ont pu beaucoup varié. Néanmoins
dans tous les cas, ce sont des déplacements qui sont relevés : la
bienveillance, l’amour et le pardon en lieu et place de la méchanceté, de
l’indifférence méprisante et de la vengeance ; la paix en lieu et place de
la violence ; le don en lieu et place de l’accaparement ; etc [11].
Cette spiritualité, Jésus l’a assumée et l’a diffusée. Il a
fait passer son souffle à ceux qui se laissaient toucher par sa vie et sa
parole, qui l’admiraient et ont fait le choix de s’inspirer de sa manière
d’être [12]. Pour vivre selon
cette spiritualité, Jésus n’a pas nié sa valeur à la raison ou à la sagesse
humaine. Il s’en est pris à leur dévoiement. Cela explique peut-être que le
christianisme primitif a davantage cherché à discuter avec les écoles
philosophiques qu’avec les religions à mystère ou avec le paganisme (qu’il
combattait à la suite du judaïsme) [13].
Le logos avec
toutes ses harmoniques va devenir central dans la pensée chrétienne.
3. La spiritualité du Logos
L’évangile selon saint Jean s’ouvre sur un prologue qui a
orienté une grande part de la pensée ultérieure. Utilisant le concept grec de logos, avec des accents proprement
judaïques, l’auteur construit une théologie originale. Le logos — la parole, la raison — qui est auprès de Dieu, en Dieu,
Dieu même se donne à voir dans Jésus de Nazareth. C’est bien Dieu qui est
désigné ainsi, Dieu dont l’homme est l’image reconnue dans sa raison. Comme la
raison est l’expression de l’homme et le caractérise, le logos de Dieu, son expression intime prend chair en Jésus. Jésus
est d’emblée confessé comme expression de Dieu, et pensé comme homme à partir
de sa raison. Ainsi ce que véhiculaient les traditions juives sur la Torah qui
était avec Dieu avant la création du monde est exploité par l’auteur pour
interpréter l’événement Jésus de Nazareth.
Quelques conséquences sont à tirer immédiatement pour notre
recherche. D’abord ces affirmations néo-testamentaires soulignent la
« connaturalité » de l’homme avec Dieu à travers le logos, soit la parole, la raison [14]. Jésus de
Nazareth, être de raison, sujet de pensée, est celui qui déploie
indistinctement une liberté humaine et divine. Comme nous l’avons décrite, la
spiritualité de Jésus de Nazareth est un déplacement des pratiques
coutumières, un dépassement des enfermements et un parachèvement d’orientations
déjà données par les prophètes.
Lorsque les chrétiens affirment que l’esprit qui a animé le logos de Jésus de Nazareth est celui de
Dieu, cela peut s’interpréter aussi dans un autre sens. Cela signifie que le logos — donc la parole, la raison — est
susceptible d’être animé par cet esprit qui anime le logos de Dieu. Hegel a voulu tirer une interprétation générale de
cette affirmation en rapprochant — jusqu’à les confondre, disent certains
commentateurs — le logos de Dieu et
celui de l’homme, s’interprénétrant portés par un seul esprit, celui qui guide
l’humanité. De l’héritage hégélien, s’ajoutant à celui des autres philosophes
des Lumières, la modernité a conservé une grande confiance dans la raison pour
déployer ses virtualités.
Sont-ce justement les crises du XXe siècle — les
guerres, l’utilisation de la science au service du crime, la technoscience
associée au libéralisme destructeur des communautés humaines, l’exploitation
outrancière de la nature, etc. — qui auraient ouvert un nouveau chapitre, celui
de la spiritualité ? L’héritage hégélien [15] a laissé le goût
amer d’une « raison dans l’histoire », d’un logos sans esprit, sans pneuma.
Là s’enracine ce retour moderne, inattendu d’un besoin de spiritualité dans un
monde hautement rationalisé. La réaction individuelle face au
« système » était déjà apparue au XIXe siècle lorsque
Søren Kierkegaard s’était posé comme individu face à la pensée unique (hégélienne)
qui menaçait les élites danoises. Dans sa perspective, c’est par un recours à
l’absoluité de la transcendance qu’il avait tenté de sortir de l’enfermement
qu’il expérimentait.
Il est intéressant de découvrir que ses descendants selon
l’ordre de la pensée, les existentialistes du XXe siècle (Jean-Paul
Sartre, Gabriel Marcel, Karl Jaspers, etc…) sont des jalons pour la
revendication de spiritualité aujourd’hui. Quel que soit leur positionnement
par rapport à la transcendance, leur objectif a été de tenir en tension une
certaine idée de la raison et leur existence de sujet pensant et libre [16]. J’interpréterais
volontiers les recherches contemporaines de spiritualité, au carrefour de
multiples courants religieux, spirituels et philosophiques venant de toute la
planète, comme l’expression de la recherche d’un nouveau souffle pour le
déploiement actuel de la raison. Car il en existe également qui nient cette
raison a priori. La leçon du prologue
de l’évangile selon saint Jean est que l’esprit qui anime le logos ne s’oppose pas à lui, mais lui
permet de trouver son plein épanouissement. Ce point a été extrêmement
valorisé par les penseurs chrétiens cappadociens du IVe siècle.
Alors pourquoi l’apôtre Paul s’est-il arc-bouté sur
l’opposition entre la sagesse de Dieu, folie pour l’homme opposée à la sagesse
de l’homme, folie pour Dieu ?
4. La spiritualité christique
Dans cette dernière étape, nous devons aborder le défi
herméneutique de l’opposition paulienne sagesse de Dieu/sagesse de l’homme [17] parce que
régulièrement, dans l’histoire du christianisme, des groupes ou des Églises en
ont tiré des conclusions fallacieuses et dangereuses pour les sujets humains.
« Dieu n’a-t-il
pas frappé de folie la sagesse du monde ? » (1 Co 1, 20) Cette
question au cœur d’une méditation de Paul sur la croix du Christ arrive comme
en écho aux déceptions que tout un chacun peut connaître dans la société.
« Je détruirai la sagesse des
sages, et l’intelligence des intelligents je la rejetterai » (1 Co 1, 19) : en
reprenant à son compte le prophète Isaïe (Is 29, 14),
Paul semble nier toute valeur à la quête humaine de sagesse, et par conséquent
de spiritualité. C’est bien ainsi que l’interprètent des groupes religieux pour
valoriser leur croyance, et peut-être souder leurs troupes, en faire des îlots
de salut dans un monde dévoyé parce que dominé par la raison. Pourtant, Paul
explicite la cause de sa colère. C’est en tant que la sagesse humaine n’a pas
permis de reconnaître la sagesse de Dieu (v. 21) dans la croix du Christ
qu’elle est attaquée par l’apôtre. Parce que la croix est « folie pour les
païens » (v. 23), leur sagesse n’est pas à la hauteur de la promesse
divine.
Précédemment, nous avions juste évoqué comment la croix,
point terminal de la vie de Jésus, en signe sa caractéristique essentielle,
celle d’être une vie-pour-autrui aux antipodes d’une vie d’accaparement
(rejetée symboliquement par le refus de Jésus d’instrumentaliser sa mission
décrit dans les tentations au désert). Le souffle qui a porté la vie de Jésus
est celui du don de soi, de la priorité accordée d’abord à autrui, tout
spécialement au pauvre, au faible, à l’exclu, à l’impur. En ce sens, la croix
est la signature de sa vie.
Il ne s’agit pas de verser dans l’homélie ou
l’exhortation ! Mais penser la spiritualité de Jésus, c’est entrer dans la
dynamique de sa vie. Est-elle forcément rejetée par les hommes ? Non, dans
la mesure où la sagesse humaine est également travaillée par la dynamique du
don de soi. Nous pourrions définir comme spiritualité christique, non pas une
spiritualité qui s’opposerait à la raison par principe, mais une spiritualité
qui la dégagerait de son kyste l’enfermant sur elle-même pour lui permettre
d’éclore et de fleurir.
La croix est la signature d’un parcours spirituel qui est
celui-là même du logos, logos de Dieu et logos de l’homme. Une spiritualité christique serait celle qui pose
que la transcendance — en son absolu — et l’homme — en son paradoxe — ont une
parenté telle que le même souffle les anime. C’est ainsi donner une grande
force à la raison humaine en la faisant bénéficier d’un esprit nouveau :
celui de la croix.
*
La quête de spiritualité dans notre société est multiforme.
Mais elle n’est pas vaine. Les sagesses humaines, les mouvements spirituels
philosophiques participent d’une humanisation de la marche de « la raison
dans l’histoire ». La contribution des hommes et des femmes qui
s’inspirent du Christ dans cette quête pourrait être de mettre le doigt sur un
critère essentiel — selon eux — de cette humanisation : la croix comme
passage nécessaire, expression du don, pour une vie neuve. En nota bene, on pourrait ajouter que les
Églises devraient avoir pour mission d’être des paraboles vivantes exprimant
cette spiritualité.
Bernard Michollet (maj : 14 avril 2014).
[6]. « Connaissez
donc, superbe, quel paradoxe vous êtes à vous-même ! Humiliez-vous,
raison impuissante ! Taisez-vous, nature imbécile ! Apprenez que
l’homme passe infiniment l’homme et entendez de votre Maître votre condition
véritable que vous ignorez. Écoutez Dieu. »
(Pascal, Blaise, Pensées, « Fragment Contrariétés »
n° 14 / 14). Le chrétien Pascal en tire une conclusion apologétique.
[8]. Citons
en particulier Pierre Hadot (La
philosophie comme manière de vivre. Entretiens avec Jeannie Carlier et Arnold
I. Davidson, Paris, Albin Michel, 2001), peut-être aussi dans son
style original, Michel Onfray (L’art de
jouir. Pour un matérialisme hédoniste, Grasset, 1991). Philosophie et art
de vivre sont liés.
[9]. Cf.
Meier, John Paul, Un certain Juif : Jésus. Les données de l’histoire.
Paris, Cerf, coll. « Lectio divina », To. I. Les sources, les origines, les dates,
2004 [New York, 1991] ; To. II. La
parole et les gestes, 2005 [New York, 1994] ; To. III. Attachements, affrontements, ruptures,
2005 [New York, 2001] ; To. IV. La Loi et l’amour, 2009 [New York, 2009] ; et Cousin Hugues (Éd.), Le monde où vivait Jésus, Paris, Cerf,
1998.
[13]. « Cette
rencontre [interne entre foi biblique et questions grecques] était depuis
longtemps en marche. Déjà le nom de Dieu très mystérieux émanant du buisson
ardent, qui sépare ce Dieu de tous les dieux aux noms multiples et le nomme
simplement l’Être, est une contestation du mythe, qui n’est pas sans analogie
interne avec la tentative de Socrate de dépasser et de surmonter le mythe. Le
processus commencé au buisson ardent parvient à une nouvelle maturité à
l’intérieur de l’Ancien Testament durant l’Exil […] » (Benoît XVI, Discours à l’Université de Ratisbonne, 17 septembre 2006.)
[17]. « 18 Le langage de la croix, en effet, est folie pour ceux qui se perdent,
mais pour ceux qui se sauvent, pour nous, il est puissance de Dieu. 19 Car
il est écrit : Je détruirai la sagesse des sages, et l’intelligence des
intelligents je la rejetterai. 20 Où est-il, le sage ? Où
est-il, l’homme cultivé ? Où est-il, le raisonneur de ce siècle ?
Dieu n’a-t-il pas frappé de folie la sagesse du monde ? 21 Puisqu’en
effet le monde, par le moyen de la sagesse, n’a pas reconnu Dieu dans la
sagesse de Dieu, c’est par la folie du message qu’il a plu à Dieu de sauver les
croyants. 22 Alors que les Juifs demandent des signes et que
les Grecs sont en quête de sagesse, 23 nous proclamons, nous,
un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens, 24 mais
pour ceux qui sont appelés, Juifs et Grecs, c’est le Christ, puissance de Dieu
et sagesse de Dieu. 25 Car ce qui est folie de Dieu est plus
sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les
hommes. » (1 Co 1, 18‑25,
trad. Bible de Jérusalem)
(Société spiritualité 2)
La spiritualité au carrefour
(Introduction à la soirée du
15 avril 2014)
Dans la suite de ce que nous venons d’entendre et des deux
premières interventions, je propose seulement une réflexion sur l’intérêt
éventuel de ce que nous désignons sous le vocable de
« spiritualité ».
* Nous avons laissé ouverte la définition du terme, à
dessein, et je m’y tiens. Il me semble que l’on veut désigner une forme
d’attitude au sein de l’humanité que tout le monde ne reconnaît pas. Elle se
caractériserait par quelques traits, des quasi-postulats car ils ne sont guère
démontrables et en tout cas ne convaincront jamais l’humain de mauvaise foi.
1. Justement, le premier trait est sûrement la bonne
foi de ceux qui s’étonnent (au sens philosophique) devant l’humanité et ne
veulent pas la réduire à ses turpitudes. Cela pourrait être la droiture
d’esprit de ceux qui s’interrogent et cherchent à décrypter leur vie et celle
de leurs semblables.
2. En deuxième position pourraient se trouver même une
admiration pour les humains et un refus de les réduire à de la pure
matérialité. Alors cela conduit à considérer qu’ils sont aptes à se dépasser,
cela au-delà de toutes les interprétations philosophico-religieuses qui peuvent
exister de cette dimension de leur être.
3. En troisième position, apparaît la nécessité
d’assumer la vie avec des semblables, et non seulement de l’assumer, mais de la
souhaiter pour construire une humanité qui se prenne en charge. La spiritualité
implique la société et prend alors une dimension nouvelle. Brièvement dit, cela
entraîne des fonctionnements sociétaux idoines.
4. En quatrième position, mais c’est une attitude qui
est à la racine de la démarche, se trouve la liberté du sujet, liberté jamais
acquise (cf. les sciences humaines qui nous le rappellent) et toujours à
conquérir. Les conditions extérieures pour faire advenir cette liberté sont
essentielles et doivent se doubler de conditions intérieures pour que le sujet
existe comme tel.
5. En cinquième position, temporairement la dernière,
la spiritualité implique que le sujet s’assume pleinement selon toutes ses
dimensions : un être inséré dans le monde naturel (avec les
responsabilités qui lui incombent), dans une culture donnée (qu’il sait
considérer avec distance), dans une histoire particulière (pas toujours
exemplaire).
En guise de récapitulation de ces traits, je dirais que la
spiritualité vise à développer un homme idéal. Définie négativement, elle
s’oppose à ce qui réduit et avilit.
* Maintenant, je voudrais dire en quoi elle est au
carrefour. Dans les approches antérieures, nous avions parlé du lien avec la
religion, la philosophie et la politique.
La religion à laquelle nous pensons spontanément
n’est pourtant pas synonyme de spiritualité. La religion est une réalité
sociale (cf. l’approche de Durkheim) véhiculant des représentations du monde et
postulant un monde invisible qu’elle « décrit » également. Elle joue
un rôle d’encadrement indéniable. Ses rites qui constituent son langage propre
ne sont pas nécessairement au service de la spiritualité. Cela est tellement
vrai que l’histoire du judaïsme comme celle du christianisme ou de l’islam
montrent que les hommes ou les femmes qui faisaient preuve d’originalité ou
d’indépendance n’étaient pas bien reçus. C’était le cas des prophètes dans le
judaïsme, des mystiques dans le christianisme ou dans l’islam (cf. le soufisme
qui trouve difficilement sa place). Parfois, avec le temps, la religion digère
les nouveautés, les recycle à son profit. Par là, elle travaille à sa propre
transformation à venir. Le cas le plus exemplaire est l’avènement du
protestantisme. Ces transformations ne se font pas sans douleur. Il se pourrait
que la spiritualité soit le ferment intérieur aux religions pour leur permettre
d’évoluer ou même de muer.
Nous avons accordé beaucoup d’intérêt au lien entre
spiritualité et philosophie parce que d’une certaine manière cette
dernière est une quasi-méthode en la matière. L’actualité des philosophes qui
redonnent de la consistance à l’approche antique de quête de sagesse est
intéressante (cf. Pierre Hadot). Et symptomatique de notre époque sûrement.
Pourtant, rien n’est gagné là non plus. La pensée peut aussi être étouffée par
des courants philosophiques qui se sclérosent ou qui se dessèchent en
idéologies. Là non plus, les exemples ne manquent pas (il suffit d’évoquer la
vigueur de l’analyse de Marx et à sa postérité). Alors faut-il dire que les
penseurs qui veulent réarticuler leur vie et leur pensée jouent le rôle de
spirituels qui tirent leurs collègues — et plus largement leurs semblables — de
l’ornière de la pensée défaite ? Cela me conviendrait assez.
Enfin, avec le politique, le lien est lui aussi
relativement ambigu. Si les traits caractéristiques de ce que peut être une
spiritualité paraissent adéquats pour conduire des politiques, les pressions de
tous ordres sont toujours là pour nier cet effort. L’enjeu est de taille car
effectivement, les traits essentiels d’une spiritualité devraient enrichir une
communauté politique. Cela indique, en creux, que la prise de parole de sujets
libres est une nécessité cruciale pour une société, pour l’empêcher de sombrer
dans les affres de la gestion des intérêts au service de quelques prédateurs.
Cette liberté — en cours d’acquisition — serait l’essence de la spiritualité
pour le politique.
* Alors en effet, la spiritualité peut bien être
considérée comme étant au carrefour de réalités humaines, plutôt que portée par
une seule de ces réalités. Et elle a pour rôle d’innerver ces réalités d’un
esprit — justement — qu’elles ne véhiculent pas forcément. La spiritualité
serait le caillou dans la chaussure de l’institutionnel.
Suite au débat, ajoutons qu’une réalité n’a pas été prise
en compte : l’art. Ce grand absent serait pourtant à articuler avec
l’œuvre de l’intelligence largement développée.
Bernard Michollet (15 avril 2014).
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